« Je suis désolée, mais tu es tellement belle, c’est normal. »
Je passe une main dans mes cheveux, mon regard dans celui du miroir, j’observe un temps les grains
bleu de mon fard déposés sous ma paupière, je frotte mon doigt dessus pour les enlever et tourne le
dos à mon reflet. Je saisis les clés sur la table, je les fais défiler une à une, une fois que j’ai trouvé la
bonne, j’ouvre la porte d’entrée.
– Attends chérie, m’interpelle maman.
Je lui lance un regard par-dessus mon épaule, elle s’avance.
– Maman, je dois y aller, Elodie m’attend. Qu’est-ce qu’il y a ?
Son visage est plus grave que d’habitude, la lueur d’inquiétude de toutes les mères dans son regard
s’amplifie.
– N’oublie pas, si un homme t’aborde dans la rue, tu ne réponds surtout pas ! Tu accélères le pas
et tu rentres dans le premier magasin que tu vois. Tu rentres dans un magasin et tu expliques
tout à la personne en caisse, me dit brutalement maman, tu lui dis que tu as besoin d’aide et s’il
le faut tu…
– MAMAN JE VAIS JUSTE EN BAS DE LA RUE !
– TU TE TAIS ET TU ME LAISSES PARLER !
– C’est pas parce qu’un pauvre type m’a suivie dans la rue que tu vas me la faire comme à
l’armée à chaque fois que je sors !
– Chérie, continue-t-elle d’une voix adoucie, ce qui est arrivé hier…
– …. n’est arrivé qu’une fois…
– … peut arriver à tout moment.
Je baisse les yeux et contemple le sol, je m’enferme dans mes pensées pour ne plus l’entendre une
simple seconde, passer la porte et qu’on oublie tou quand je l’ouvrirai à nouveau. Soudain, une
phrase m’arrache de mes songes et me ramène à la réalité :
– Je suis désolée, mais tu es tellement belle, c’est normal.
Cette phrase, c’est tout ce qui est vrai dans cette histoire.
En vérité, je venais de passer une longue semaine de harcèlement de rue : des mecs de la
quarantaine qui me sifflaient, un autre qui m’a murmuré des insanités glaçantes à l’oreille, deux
types qui ont maté mon postérieur en ne cessant de me répéter à quel point il était beau, un homme
qui m’a suivie jusqu’à chez moi, qui a insisté encore et encore pour que je l’embrasse…À cette époque, ma mère était partie en clinique après une forte pulsion suicidaire et je basculais
entre mes deux frères, incapable de rester seule chez moi sans fondre en larmes, sans me perdre
sous les anti-dépresseurs. Résultat de longs mois de dépression l’une et l’autre, à rester affalées sur
le canapé, à étouffer nos pleurs dans un oreiller trempé, à s’enfermer dans la salle de bain pour que
l’une ne voit pas l’autre s’effondrer, à être surprise de ne pas encore s’être tuée.
Je n’avais pas envie de commencer mon texte par ce sombre contexte, alors j’ai imaginé qu’on était
simplement chez moi. J’ai peut-être aussi voulu imaginer qu’elle s’inquiétait pour moi. Ma mère m’a
souvent dit d’entrer dans un magasin pour demander de l’aide si quelqu’un me suivait dans la rue,
mais pas cette fois. « Je suis désolée, mais tu es tellement belle, c’est normal. » Après ces mots, je
me suis tue, je ne savais pas quoi dire. Si ma mère me dit ça, que va me dire un inconnu ? Que va me
répondre la société ?
J’ai eu peur du visage que j’ai rencontré ce jour-là. Elle souriait, elle ne semblait pas désolée de l’état
de ce monde, des règles qu’il a décidé de m’imposer… parce que quelques humains ont décidé de
s’en prendre à moi, d’ancrer une terreur permanente dans mon esprit, de me souvenir de leur visage
pour toujours alors que je ne les ai vus qu’une fois.
J’ai créé cette histoire pour, cette fois, répondre à toutes les « règles » auxquelles je dois me
soumettre pour ne pas me faire agresser. J’ai imaginé que je répondais à tous les semblables de
cette phrase qui, au final, veulent toutes dirent la même chose : « C’est normal. »
Je veux pas que tu me dises que mon agresseur sera tout pardonné s’il se justifie de peinturlurer mon
visage de bleus et d’hématomes. Je veux pas que tu me dises que c’est parce que j’ai défait un bouton
de ma chemise que tu me retrouveras au poste de police ce soir. Ni que plus mon haut est long,
moins d’excuses mon agresseur pourra avoir devant un juge ou que personne ne voudra me blesser si
je porte un vieux jean large. Je veux pas que tu me dises que rien ne pourrait m’arriver si j’étais un
homme. Ni que tu crois que rien ne peut m’arriver si je suis seule avec une femme dans la rue. Je veux
pas que tu me dises que c’est pas si grave s’il n’y a pas d’empreintes sur mon corps. Je veux pas que
tu me dises que j’avais qu’à me défendre quand mon corps et mes lèvres se sont paralysés. Je veux
pas que tu me contredises quand je te raconte ce qui s’est passé alors que moi-même je le renie. Ou
avoir l’impression que me tuer est la seule porte de sortie que j’ai pour ne pas vivre avec ces images.
Je ne peux pas vivre avec le regard que tu poses sur moi aujourd’hui.
Je ne veux pas avoir peur à l’idée de m’habiller, je veux pas me faire belle, je veux pas que tu sois
inquiète quand je rentre seule le soir, je veux pas me mettre à courir pour rentrer chez moi, je veux
pas avoir peur, je veux pas pleurer, douter, ressasser, en parler, les voir, les sentir, sortir, je veux pas
vivre… je veux pas que ça m’arrive encore.